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Aristote chez les managers

 

 Didier Martz

 

  Un article du Monde (voir au bas de la page) a attiré mon attention sur cette nouvelle tendance de management. Va-t-elle influencer le management de l'école ? D'où l'intêret de la connaître et de s'en faire une idée. J.N.

Aristote

 

           Nous avons eu droit à " Socrate au secours de l'entreprise ", les " 10 leçons chinoises à l'usage des managers ", c'est maintenant Aristote qui est convoqué par les économistes et les managers. Avec ses " leçons pour (re)donner du sens à l'entreprise et au travail ", Bernard Girard propose de, je cite la quatrième de couverture, " percevoir autrement le travail et l'entreprise grâce à la sagesse d'Aristote ". S'appuyant sur la pensée du philosophe, l'auteur - je cite - n'invite pas moins à revisiter les théories classiques de la motivation, réévaluer le rôle du lien social dans les performances collectives, approfondir notre compréhension de la mondialisation et mieux comprendre l'écart croissant entre le monde de l'entreprise et la société civile. A la lumière des préceptes d'Aristote, il explore la voie d'un management "vertueux" qui permet de repenser positivement l'entreprise et le travail. "

 

           Certes les philosophes anciens et modernes ont certainement quelque chose à nous dire de ce que nous sommes et de ce que nous faisons mais pas au prix d'un détournement de leur pensée. Or, on la tord à qui mieux mieux pour la faire entrer dans le moule de la pensée capitaliste et néolibérale produite par ses dirigeants et managers. Alors qu'il y a une incompatibilité fondamentale entre les deux pensées. Prenons quelques exemples chez Aristote justement mis en scène.

 

           1 - Le Stagirite établit une distinction fondamentale entre l'économie qui consiste à gérer avec sagesse ses biens et la chrématistique - qu'il condamne - dont l'objectif est d'accumuler des richesses simplement pour les accumuler. Or, ce qui donne sens à la vie du libéral postmoderne c'est " d'augmenter sa fortune de manière illimitée... " et de surcroît " il veut aussi que les moyens dont ils disposent pour satisfaire ce désir soient eux-aussi illimités " (Politique). Chez Aristote et chez les grecs, cette pleonexia (le désir d'avoir toujours plus) est une pathologie et ne peut engendrer que de l'injustice. Elle est donc immorale.

 

           2 - Pour Aristote, l'homme est un " animal politique ", c'est-à-dire qu'en dehors de la cité, du collectif, il n'a pas de salut. C'est une " bête " ou un " demi-dieu " mais pas un humain. L'appartenance à la Cité , à la société est un attribut essentiel de l'humanité. Or que produisent les sociétés libérales qu'on masque sous l'appellation " modernes " ? De l'individualisme ou plutôt de l'individuation en poussant à tous les niveaux les processus de séparation des personnes entre elles, en détruisant les collectifs, en remplaçant le citoyen par le consommateur.

 

           3 - Autre exemple de l'incompatibilité de la pensée d'Aristote avec les principes libéraux et de son impossible récupération est celui de la notion de prudence, phronèsis en grec. Le maître mot du boursicoteur ou du trader est la prise de risque pour maximiser son profit. Prendre des risques c'est prendre position par rapport à un futur toujours incertain en écartant autant que faire se peut la prise en considération du présent. La sanction positive ou négative vient d'une analyse des conséquences de l'action, a posteriori donc. Pour Aristote faire preuve de prudence n'entre pas dans un calcul de profits escomptés. Elle ne peut se faire en se détachant de la question de la finalité et de l'évaluation du Bien. Il ne peut donc y avoir " prudence " sans avoir en vue le bien pour soi et pour les autres " c'est ce qui la distingue de la pure habileté que les prudents possèdent en commun avec les fourbes. " La prudence comme vertu n'est donc absolument pas compatible avec la prise de risque et la précaution, attitudes et aptitudes que possèdent les " fourbes ". Un homme prudent est donc celui qui est capable d'agir de façon adéquate après délibération en prenant en considération la situation sans oublier les finalités.

           Et quelle est la fin ultime de l'homme par rapport à laquelle toutes les autres fins ne seraient que des moyens? Pour Aristote c'est le bonheur. Le but de l'être humain n'est pas de vivre, mais de bien vivre. Or, vivre bien, pour un être, c'est vivre selon sa nature. La nature de l'être humain étant d'être raisonnable, sera heureux celui qui pourra vivre selon la raison.

 

           4 - En ce sens, la prudence aristotélicienne va contre les principes utilitaristes et pragmatistes de la pensée libérale qui ne jugent de la valeur de ses actions que par leurs conséquences. Elle s'accommode mal d'une délibération préventive et prudente qui briderait la " liberté " du spéculateur. Selon la thèse de Mandeville développée dans sa Fable des Abeilles , elle considère même que si les intentions du spéculateur sont viciées ou vicieuses, elles finissent par produire la vertu publique même si au passage cela provoque quelques dégâts sociaux ou sociétaux.

 

           5 - L'enjeu pour la capitalisme postmoderne, nous l'avons évoqué, est de se refaire une nouvelle virginité, un nouvel esprit permettant de ranger les désirs singuliers de chacun sous le désir-maître de l'entrepreneur (F. Lordon). Il est alors intéressant d'observer comment il s'est débarrassé de la morale en lui substituant la notion d'éthique. La morale est de l'ordre du devoir, elle dicte les conduites et par conséquent est peu compatible avec la liberté affirmée du sujet moderne et postmoderne. Alors que les deux notions de morale (morales en latin) et d'éthique (ethos en grec) étaient étroitement liées, elles sont maintenant opposées avec un goût prononcé pour la seconde au détriment de la première. Celle-ci dit ce qui vaut pour tous, celle-là que je peux faire ce que j'ai envie de faire, seules les conséquences de mon action jugeront de sa moralité. Ici on convoque allègrement Aristote, auteur d'une Ethique à Nicomaque, pour servir de caution à ce conséquentialisme .

           Sauf que chez Aristote, l'éthique - dont la signification est plus proche de la sagesse philosophique - a pour objet de définir le souverain bien, c'est-à-dire la cause finale de toutes les activités, ce qui les totalise et les achève. Donc rien à voir avec une action aveugle qui ne retrouverait la vue qu'à la lumière de ses conséquences : faisons et nous verrons bien (pragmatisme) et ce sera bien si la somme des plaisirs dépassent celle des peines, ce qui vaut bien quelques sacrifices (utilitarisme). Pragmatisme et utilitarisme sont les deux mamelles du conséquentialisme libéral.

 

           Par ailleurs l'éthique, pour Aristote et au sens d'Aristote, n'est pas séparable du politique, elle en est même une sous-partie. Or que voyons nous fleurir ? L'idée que la résolution des problèmes sociaux ne relèveraient que de dispositions éthico/morales. S'il y a quelques décennies on considérait encore - et peut être trop systématiquement - que les solutions étaient politiques, aujourd'hui c'est l'éthique, notion floue, qui s'offre comme voie obligée à la résolution des problèmes. Floue parce qu'elle ne pose pas de principes a priori (ce qu'on laisse croire) et orpheline puisqu'elle ne désigne ni causes politiques, économiques ou sociales donc aucune responsabilité. Les phénomènes ne sont que de nature ou bien c'est le monde des " bisounours " où " tout le monde il est beau et gentil ".

 

           La question de l'argent, de la finalité de la vie humaine, de la sagesse, de la prudence, du courage sont au coeur de la philosophie d'Aristote . Prise à la lettre et à l'esprit - à condition déjà d'avoir été lue - elle ne peut s'appliquer à un système qui valorise l'argent, la consommation, la jouissance immédiate, la prise de risques aveugle... Aristote n'est pas soluble dans le libéralisme ou alors utilisable comme cautère sur une jambe de bois.

 

           Aristote disait que " la philosophie était fille de l'étonnement " (Métaphysique) : il est temps qu'elle se reprenne !

 Le site de Didier Martz:

http://www.cyberphilo.org/

  

 29 juillet 2013

 

Aristote, manageur et économiste : de l'équation à la prudence

(Le monde)

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