Esprit du site
Moteur de recherche
Recherche d'article par auteur
Pedagopsy.eu
Recherche de livres par motsclefs
Plan du site
L'auteur

 

 

 

Construire l'éducation de l'enfance à la Terre-Patrie

Avec Morin

par Jacques Demorgon

 

Traiter un tel ensemble de questions en quelques pages représente une tentative à haut risques compte tenu de la diversité des lecteurs. Nous avons essayé d'en tenir compte en prévoyant deux modes de lecture. Les esprits qui ont besoin de poser la théorie d'abord avant de passer au réel plus concret qu'elle éclaire peuvent lire cet article dans l'ordre même de sa succession, de un à dix. Ceux qui savent qu'ils ont, au contraire, besoin de partir du plus concret pour passer ensuite aux généralisations théoriques peuvent plonger d'abord dans les points cinq à dix et en venir ensuite aux points 1 à 5. Pour tous, l'interaction, au besoin reprise, entre ces deux parties de l'article est la clef d'une compréhension optimale des apports d'Edgar Morin. Nous restons cependant conscients que nous devrions mieux faire la prochaine fois.

Sommaire

1/ Comprendre la culture systémique : une éducation à l'ère planétaire - 2/ L'identité, l'altérité nous accaparent ; nous oublions l'intérité, la reliance - 3/ Action et pensée systémiques intègrent les oppositions - 4/ La régulation systémique antagoniste du cosmos, du vivant, de l'humain - 5/ Education et maternage : premiers antagonismes - 6/ S'éduquer au monde et à soi : entre " ouverture et fermeture ", " risque et réserve " - 7/ S'éduquer aux cultures : être multiculturel, interculturel, transculturel ? - 8/ Une articulation antagoniste : l'institution, telle la démocratie - 9/ Comprendre l'histoire systémique: secteurs d'activité et formes des sociétés - 10/ S'impliquer dans l'histoire : construire avec les antagonismes réels, déjouer l'inhumain

 

" La pensée complexe : antidote pour les pensées uniques "

Nelson Vallejo-Gomez

 

1/ Comprendre la culture systémique : une éducation à l'ère planétaire

          En 2000, Gérard Meudal interroge Morin dont l'ouvrage, commandé et soutenu par l'UNESCO, " Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur " vient de paraître : " Vous avez travaillé dans un Conseil de réforme de l'enseignement secondaire. Quel a été l'impact des conclusions de ce rapport pour l'Education nationale ? " Morin répond : "Zéro". A la fin de son entretien, Meulan souligne ce constat : " Vos travaux au sein du Conseil de réforme n'ont abouti à rien " ; il interroge : " Est-ce que ce n'est pas désespérant de prêcher dans le désert ? Morin : Cela m'a d'abord " aidé à mieux formuler mes propres idées ". Et il invoque - avant " Les sept savoirs " - ses livres de 1999 : " Relier les connaissances " et " La tête bien faite ". Il ajoute que : " si ça ne sert à rien en France ", ça sert peut-être davantage " dans d'autres pays ".

          Notre livre de ce printemps 2010, Déjouer l'inhumain, est sous-titré Avec Edgar Morin. C'est qu'en effet nous faisons aussi le constat que les très riches apports d'Edgar Morin sont loin d'aboutir à ce qu'ils devraient permettre : la formation d'une nouvelle culture humaine. C'est aussi le cas pour les œuvres d'autres auteurs que nos ouvrages tentent de relayer, ainsi dans " Complexité des cultures et de l'interculturel. Contre les pensées uniques ( 2010). On dira que l'effort de pensée des grands penseurs ne peut pas se transformer facilement en culture commune. En effet, pas sans l'implication des politiques, des médias, des enseignants

          Au cœur de l'œuvre d'Edgar Morin, on trouve " La Méthode ". Ses six tomes sont parus entre 1977 et 2004. En 2008, ils ont été réunis en deux tomes couvrant 2460 pages. La durée de cette entreprise offerte au public s'étend ainsi sur un tiers de siècle. Pourtant nous le disions, les apports fondamentaux d'Edgar Morin ne parviennent pas à devenir notre nouvelle culture commune. Y pouvons-nous quelque chose ?

          Ce n'est pas certain si l'on pense que la civilisation européenne a conduit au XXe siècle à deux guerres mondiales aux violences inhumaines les plus extrêmes. On doit sans doute en conclure que l'action, la pensée, l'éducation humaines ne sont toujours pas ce qu'elles devraient être puisque ces violences continuent au XXIe siècle. Pourtant, des œuvres comme celles de Morin et d'autres auteurs insuffisamment connus, ne sont-elles pas porteuses de changements décisifs ? Nous voudrions apporter, ici, un début de réponse.

(Voir s'éduquer aux cultures)

 2/ L'identité, l'altérité nous accaparent ; nous oublions l'intérité, la reliance

          La pensée et l'action humaines habituelles mettent en avant l'identité et l'altérité. Ce n'est pas nouveau. Les ethnologues ont remarqué que nombre de tribus se dénommaient elles-mêmes " les vrais hommes ". Face à cela, l'intérité est un terme inconnu. Morin n'emploie pas ce mot qu'à l'exception de Stanislas Breton (1986) nous avons tous oublié depuis que le logicien et interlinguiste Louis Couturat (1904) l'a proposé au début du XXe siècle. Un tel oubli ne saurait être innocent. Il signe l'existence dans notre connaissance d'un de ces " trous noirs " que Morin poursuit. Le mot que va trouver Morin est celui de reliance qu'il emprunte au sociologue Marcel Bolle de Bal (1985).

Morin montre comment notre pensée, simplificatrice et mutilée, mutile nos conduites et nos devenirs, en renforçant tout ce qui est de l'ordre de la séparation des objets comme de la séparation des êtres.

 

          La séparation est certes une dimension du réel mais elle ne doit pas oblitérer la dimension de reliance. Ce qui est " entre ",

ce qui est reliance, est à l'origine du changement et permet aux identités d'évoluer.

 

          La reliance ne disparaît même pas entre des ennemis qui s'affrontent. Elle sera à la source des compromis qu'ils devront inventer avant ou après la défaite des uns et la victoire des autres. Les Romains, vainqueurs militaires des Grecs, se sont hellénisés. Les Gaulois, vaincus par les romains, sont devenus gallo-romains. Les Mongols et les Mandchous, vainqueurs des Chinois, se sont sinisés.

La valorisation abusive des identités supposées stables a bien une raison dans l'expérience humaine : le changement, l'inconnu angoissent l'acteur humain qui leur préfère la stabilité, la continuité, la reproduction du même puisque c'est ce qu'il connaît, ce avec quoi il est à l'aise.

 

          L'éducation doit prendre acte du fait que les oppositions classiques entre l'identité et l'altérité, les uns et les autres, " nous " et " eux " est légitime à condition de n'être pas la seule référence. C'est quand elle l'est que se déploient stéréotypes, préjugés, xénophobies et que les identités deviennent meurtrières comme l'a montré Amin Maalouf. Récemment encore, Guillebaud (2008 : 277) le souligne : " La guerre parle à notre sentiment d'identité le plus fondamental : il y a un " nous " et il y a un " eux ". Aucune possibilité de les confondre ".

Dès lors, valorisant sa seule identité, dévalorisant toute altérité, l'acteur humain devint inhumain. Une identité qui se sépare, se mure, se sclérose, peut n'avoir comme seul reste de vie que le meurtre des autres.

 

3/ Action et pensée systémiques intègrent les oppositions (voir: construire les antagonismes)

          L'éducation doit prendre acte du fait que " la séparation identitaire " et " la reliance entre " - constituent un système d'oppositions.

          Une distinction voisine doit être posée pour contribuer à une meilleure intelligence du réel. En parlant d'êtres et d'objets, nous sommes encore très imprégnés de cette pensée des identités définies et fermées voir définitives.

Les apports des sciences contemporaines, sur lesquels nous allons revenir, ont ouvert une autre direction qui fait davantage dépendre les objets et les êtres de leurs relations entre eux et avec leurs environnements.

 

          La pensée de la séparation privilégie des objets, des " êtres " relativement clos sur eux-mêmes. La pensée de la reliance privilégie l'objet, l'être comme système et donc des systèmes d'objets, des systèmes d'êtres, en interaction modificatrice réciproque. Bachelard l'exprimait, à sa façon : " Loin que ce soit l'être qui illustre la relation, c'est la relation qui illumine l'être ". Et Jean-Louis Le Moigne commente : " Subreptice changement de regard qui fait de la relation l'acteur et de l'être le résultat alors que nous sommes accoutumés à tenir l'être, acteur essentiel, illustrant son action par son résultat : la relation ". Pour cette nouvelle conception du réel, il faut un mot spécifique, et nous venons de le voir, ce sera celui de système. A condition de ne pas trahir ce terme en l'entraînant dans le sens de systématique c'est-à-dire de répétitif et de fermé. Le système relationnel qui intègre " objets, êtres, environnements " n'est ni répétitif ni fermé. C'est tout le contraire, il est largement ouvert c'est à dire relativement indéterminé donc inconnu dans ses évolutions possibles. Morin écrit : " la pensée complexe est un mode de reliance. Elle est donc contre l'isolement des objets de connaissance, elle les restitue dans leur contexte et, si possible, dans la globalité dont ils font partie ".

La pensée et l'action systémique ne coupent pas les objets et les êtres des relations qu'ils ont entre eux et avec tout l'environnement.

 

          Cette coupure est, par exemple, à l'origine de la crise écologique. Les acteurs humains ont pensé pouvoir se séparer les uns des autres et se séparer aussi de tout leur environnement considéré comme un simple cadre qu'ils pouvaient traiter à leur guise, chacun pour son propre bénéfice au détriment des autres mais aussi, finalement, au détriment de l'environnement physique et biologique de l'espèce humaine.

L'action et la pensée écologiques, quand elles savent aussi se problématiser dans l'incertitude, sont un des rares exemples connus de tous de la pensée et de l'action systémiques.

 

4/ La régulation systémique antagoniste du cosmos, du vivant, de l'humain (exemple: maternage)

La pensée systémique a une caractéristique que nous ne voulons pas voir car elle va contre nos habitudes de pensée identitaire, elle conjugue les opposés, les contraires, les antagonistes.

          Les apports des sciences au XXe siècle ont été pourtant obligés d'aller dans ce sens :

- la relativité einsteinienne, conjugue l'opposition " espace-temps ",

- la mécanique ondulatoire de Niels Bohr, ne sépare pas les deux aspects opposés " onde et corpuscule ".

- La cybernétique d'Ashby, conjugue la rétroaction (feed-back) négative (maintient en l'état) et la rétroaction positive (changement). A son propos, Nelson Vallejo-Gomez parle du " paradoxe d'un système causal dont l'effet retentit sur la cause et la modifie ", ainsi du thermostat adaptant la production de chaleur aux variations de température.

          Morin généralise cette boucle rétroactive. Dans la table des matières des " Sept savoirs nécessaire à l'éducation du futur, cette notion est énoncée à dix reprises.

Elle est à deux termes : " action, contexte ", " fins, moyens ", " risque, précaution " ;

ou, à trois termes : " raison, affection, pulsion ", " cerveau, esprit, culture ", " individu, société, espèce humaine ".

Le but est toujours de prendre chaque terme en reliance à l'autre et aux autres, et donc dans leurs interactions réciproques.

 

          Ainsi la pensée et l'action systémiques prennent aussi bien en charge les liens entre les opposés. Elles suivent ces contraires co-présents et à la base de toute adaptation, de toute régulation. Le monde du vivant met cela sans cesse en avant. La circulation sanguine s'accroit avec l'effort, se ralentit au repos. La pupille s'accroit dans l'obscurité et se rétrécit à la forte lumière. Les zoologistes parlent de la " marche antagoniste " des quadrupèdes qui oppose et associe, en diagonale, pattes qui se lèvent et pattes qui se posent. La main s'ouvre pour offrir, ou bien se ferme et c'est le poing.

          Cette régulation antagoniste est partout : du biologique au psychologique, au sociologique. Morin (1984 : 75). s'appuie sur Lupasco : " Les constituants de tout ensemble doivent être en même temps, susceptibles de se rapprocher en même temps que de s'exclure, à la fois de s'attirer et de se repousser, de s'associer et de se dissocier, de s'intégrer et de se désintégrer ". Morin, s'appuie sur Piaget, pour qui toute l'adaptation humaine est clairement antagoniste. En effet, l'humain doit tenir compte du réel extérieur et s'accommoder à lui mais il doit aussi tenir compte de son propre réel humain et lui assimiler le monde. Il ne doit pas négliger son environnement mais pas davantage se laisser écraser par lui. Piaget nomme intelligence cet équilibre entre accommodation et assimilation, intelligence du réel et de soi-même inclus.

 

          Morin emploie ainsi plusieurs termes nouveaux pour signifier la nouveauté de cette pensée systémique seule en mesure de révolutionner nos connaissances et nos actions. A côté de la " reliance ", la " boucle rétroactive " montre que l'effet agit en retour sur la cause : on l'a vu avec le thermostat.

On ne peut pas non plus séparer le tout et les parties. Morin cite ici Pascal : " Toutes choses étant causées et causantes…, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. " Morin poursuit : " cela montre que toute organisation fait apparaître des qualités nouvelles, qui n'existaient pas dans les parties isolées, et qui sont les " émergences organisationnelles ".

          Cela le conduit à mettre en évidence des phénomènes d'organisation exceptionnelles de la complexité du vivant tels que la " symbiose " ou encore la " métamorphose ". Morin fait l'éloge de celle-ci dans " Le Monde " de janvier 2010. C'est qu'en effet, sans elle, nous aurions nombre de raisons de doute et de désespoir en ce qui concerne l'éducation des personnes comme en ce qui concerne l'évolution de l'humain.

La conjonction dynamique des contraires, est à l'œuvre dans l'éducation individuelle comme dans l'aventure humaine tout entière. Des métamorphoses inimaginables sont toujours potentiellement devant nous avec des émergences organisationnelles qui apparaissent aujourd'hui, totalement improbables.

          Là encore, reliant l'aventure de la vie à l'aventure humaine, Morin peut écrire : " La formation d'un enfant à partir d'un oeuf puis d'un embryon est une métamorphose intra-utérine au terme de laquelle un fœtus à branchies se transforme en humain à poumons " (2001 : 300).

 

          De plus, nous ne savons toujours pas voir la profondeur et l'intensité de l'interaction " tout, parties ". La notion d'hologramme est là pour nous le rappeler. Exemples : " la cellule contient en elle la totalité de l'information génétique ce qui permet en principe le clonage ; ou encore la société en tant que tout, via sa culture, est présente en l'esprit de chaque individu ".

          Autre notion cruciale inséparable de la pensée et de l'action systémiques, la dialogique. Le terme de dialogique signifie que les constituants d'un système sont liés entre eux, et avec l'extérieur, par un ensemble de relations en même temps contradictoires, concurrentielles, conflictuelles et complémentaires. Toutes sortes de compositions sont possibles entre ces relations. Certaines vont, un temps, l'emporter sur les autres mais le système perdure comme matrice de nouveaux possibles parce que ni la reliance ni l'antagonisme ne disparaissent. Morin se résume lui-même : " le principe hologrammique (tout inscrit dans la partie) et le principe récursif (boucle derétroaction) s'appuient sur le principe dialogique (système d'oppositions irréductibles) qui conduit à maintenir la dualité (ou la pluralité) au sein de l'unité "(1990 : 99).

Montrons ci-après que ces apports théoriques sont fondamentaux en tant qu'ils sont indispensables pour nous aider à produire de nouvelles conduites plus en prises avec la complexité du réel, c'est à dire de nouvelles manières d'être, de ressentir, de connaître, et d'agir.

 

5/ Education et maternage : premiers antagonismes

          A l'avant-scène de l'éducation, le maternage qui requiert déjà " l'antagonisme " régulateur. Dans le maternage, il ne s'agit pas d'appliquer un modèle théorique élaboré d'avance, indépendamment des bébés réels et des mères réelles. Il n'y a pas de modèle de " la bonne mère " qu'il suffirait d'appliquer tel que. Il s'agit d'articuler dissociation et reliance permanentes de la mère et de l'enfant. À tout moment, la mère et l'enfant changent et pourtant doivent s'ajuster. Seule, une conduite de régulation antagoniste permet la régulation, continue et discontinue, d'une telle complexité. Bien sûr, il faut comprendre quelles sont les orientations en opposition. Pendant la grossesse, l'enfant est plutôt bien " tenu ", " soutenu " mais il paye cela par un enfermement. Après la naissance, il gagne l'ouverture mais avec tous les risques qu'elle comporte. Comment parvenir à ce que le bébé soit " soutenu ", " tenu " pour sa sécurité, sans l'être au point de se trouver de nouveau " enfermé ", ou du moins trop serré, voire " étouffé " ?

Ce que l'enfant aura vécu dans le maternage et dans sa relation au couple parental - il sera conduit à tenter de le revivre dans sa relation au monde, aux autres et à lui-même. Un maternage trop désinvolte sera anxiogène mais un maternage trop protecteur le sera tout autant. La régulation est extrêmement difficile entre la progression d'une autonomie et la garantie maintenue d'une sécurité.

 

6/ S'éduquer au monde et à soi : entre " ouverture et fermeture ", " risque et réserve "

          De même, par la suite, comment l'enfant peut-il accéder à son ouverture au monde, aux autres et à lui-même, sans risquer d'y rencontrer ce qui le contraint, voire le nie et parfois même peut le tuer ? Quelle mère et quel père peuvent se targuer d'être complètement assurés de réussir cet équilibre antagoniste entre nécessité de la prise de risques et nécessité opposée de la réserve. Quelle prudence à tel moment sera la bonne ? Quel équilibre singulier, unique, devront-ils composer avec leur enfant singulier, selon des moments singuliers ?

          Certains pourront juger ces observations décourageantes. C'est tout le contraire. En effet, elles permettent d'anticiper les erreurs graves d'orientation. Surtout elles permettent de comprendre que rien ne se joue de façon simpliste. Il s'agit de mettre en oeuvre des régulations successives qui peuvent se corriger au fur et à mesure de l'évaluation de leurs résultats. L'éducation doit se garder de toute raideur. Elle doit être vivante c'est à dire s'ajuster, se modifier, se maintenir dans la singularité relationnelle qu'elle constitue.

Elle à toujours à inventer entre trop d'ouverture ou de fermeture, trop de changement ou de stabilité, trop de prise de risque ou de précaution, trop de liberté ou d'autorité, trop de diversité ou d'unité.

 

7/ S'éduquer aux cultures : être multiculturel, interculturel, transculturel ?

          Abordons un troisième exemple de régulation complexe psychosociale et institutionnelle telle que nous l'avons vue à l'œuvre à travers maintes fluctuations et incertitudes sur le terrain éducatif européen. L'Office franco allemand pour la jeunesse mettait en place des rencontres bi- ou tri-nationales entre jeunes et souhaitait qu'elles puissent être aussi l'occasion d'une prise de conscience des différences culturelles et d'un travail d'ajustement interculturel. Dans la plupart de nos observations, nous constations que les participants, écoliers, lycéens, étudiants, se dérobaient plus ou moins à cette injonction institutionnelle. Ils mettaient constamment en avant des dimensions " transculturelles " : " On est tous des jeunes ", " on a tous les mêmes intérêts ", " on est tous des Européens "….

          Des entretiens approfondis qui prolongèrent les observations permirent de comprendre que les jeunes étaient parfaitement conscients des différences culturelles nationales qui étaient bien présentes dans le quotidien des rencontres ; ainsi dans les modes alimentaires ou la gestion du temps. Mais la perspective institutionnelle d'un travail interculturel conscient et organisé sur ces différences leur apparaissait au dessus de leurs moyens. La transculturalité - d'âge par exemple - était un point d'appui autrement disponible. Elle était porteuse de résolutions, peut-être un peu superficielles, mais rapides des conflits.

          Ainsi, " multiculturel, interculturel, transculturel " recouvraient, en fait, trois orientations adaptatives différentes : " être séparés, être réunis, échanger ". Chaque participant faisait sa composition singulière entre ces trois orientations. Tel était l'objet complexe d'une pédagogie systémique tenant compte des compositions singulières des participants à tel moment au lieu de se contenter de modèles supposés directement applicables.

          Des travaux conduits ensuite sur le plan sociétal plus vaste des évolutions nationales montrèrent que les Etats Unis avaient d'abord misé sur une transculturalité " blanche " pour surmonter les différences culturelles des immigrants européens. Ils avaient été conduits à constater la résistance de la multiculturalité noire ou hispanique. Enfin avec l'invention de la discrimination positive, ils s'étaient engagés dans la perspective interculturelle.

 

          En France on avait d'abord privilégié un " transculturel " républicain " refusant les distinctions culturelles ethniques ou nationales. Les immigrations persistantes avaient imposé le constat des différences donc des situations multiculturelles. La construction européenne aussi. Et le nécessaire recours à l'interculturalité, d'abord refusée tant par les gouvernements que par la population nationaliste, s'était trouvé mis en avant.

Mais surtout une grande conclusion systémique continuait à se dissimuler. Il était impossible de supprimer l'une ou l'autre des trois orientations multi, trans ou interculturelles. C'est ensemble qu'elles constituaient le système culturel en mesure de produire les ajustements multiples requis par les évolutions nationales et internationales aussi bien personnelles, que groupales et sociétales.

 

8/ Une articulation antagoniste : l'institution, telle la démocratie

          La pensée systémique est une ressource indispensable pour comprendre, en profondeur, les institutions. Avec plus ou moins d'adresse ou de maladresse, les institutions tentent le plus souvent de résoudre des oppositions.

Ainsi des grandes oppositions historiques au cœur de la genèse des formes de société. De tribus aux royaumes, les Grecs ont du traiter " ethnos " pour faire advenir " demos " : le peuple non plus ethnique mais politique. Une institution comme les jeux Olympiques ont, sous le regard des Dieux, transformé le héros tribal, vainqueur orgueilleux, en sportif triomphant et honoré.

          Quand Rome se retrouve avec un roi qui meurt sans succession et risque d'être annexée par le royaume voisin, les patriciens se disent qu'il est temps de se rallier le peuple en lui accordant l'institution d'un tribunat de la plèbe.

Ayant éprouvé le grand écart tragique entre la royauté absolue des Stuart et la dictature puritaine de Cromwell, La noblesse britannique décide de renforcer le parlement pour parvenir à des règlements pacifiques des différends.

          Montesquieu, dans " L'Esprit des Lois " tire la loi générale de la bonne institution : elle est une articulation des opposés. Dans le despotisme tous les pouvoirs sont réunis dans la main du despote. Une constitution distingue et articule les trois principaux pouvoir : législatif exécutif et judiciaire.

 

9/ Comprendre l'histoire systémique: secteurs d'activité et formes des sociétés

          Dans son effort pour trouver des mots qui parlent à tous, Morin a converti les apports de l'histoire systémique en formules simples. C'est ainsi que la troisième forme sociétale, celle de la nation marchande industrielle capitaliste, vue sous son meilleur jour, est aussi " la Mère-Patrie ", bien que marâtre aussi. Quant à la mondialisation, au delà des errements dont on voit bien en ce moment les multiples conséquences négatives, elle doit être aussi vue dans la perspective d'une tout autre réalité qui mériterait le beau nom de " Terre-patrie ". Idéalisation, dira-t-on ! Utopie ?

          Cela serait vrai si nous étions sans indications sur les choix que nous pouvons faire concrètement et sans raisons permettant de comprendre les sens des différents choix. L'histoire systémique est précieuse, découvrant la source de l'inhumain.

L'inhumain tient toujours à la montée d'un pouvoir séparateur qui s'imagine qu'il peut tout résoudre à lui seul.

          Cette stimulation extrême peut aussi conduire à des résultats impressionnants. Ceux-ci masquent d'autant plus les déficits non traités qui vont s'aggraver.

Nous devons découvrir, dans l'histoire, les tragédies qui ont finalement résulté du Tout-religieux comme du Tout-politique. Nous sommes maintenant dans l'expérience du Tout-économique et déjà presque du Tout informationnel. En effet, jeux, arts, lettres, sciences et techniques sont soumis au pouvoir de l'information médiatique.

Que nous dit la pensée systémique ?

 

10/ S'impliquer dans l'histoire : construire les antagonismes, déjouer l'inhumain

          La pensée systémique que peut soutenir une éducation pour aujourd'hui et demain, est en mesure de changer nos habitudes d'agir et de penser. D'abord, elle nous prouve au travers de l'histoire, que religion, politique, économie, information ne sont pas définies une fois pour toutes. Elles sont produites dans le système relationnel interhumain. Elles peuvent difficilement disparaître, l'une ou les unes, au bénéfice de l'autre ou des autres. Celle de ces quatre grandes orientations d'activité, qui prétend résoudre, à elle seule, l'ensemble des problèmes se trompe. Malheureusement, celle qui est dans l'erreur, concernant ses véritables capacités, n'est justement pas en mesure de s'en rendre compte. Mais, il n'y a pas de fatalité, c'est chacun de nous qui contribue pour sa part à produire l'avenir par ses engagements multiples et divers en relation au religieux, au politique, à l'économie, à l'information.

 

          Il en va de même en ce qui concerne les grandes formes de sociétés. Il y a peu, nous étions à peine capables de penser à d'autres formes que les nations. Aujourd'hui nous avons compris que les formes communautaires-tribales n'avaient pas disparu et moins encore les formes royales-impériales que nous qualifions, parfois un peu précipitamment, de dictatures. Sans parler de la mondialisation porteuse d'une forme de société encore en genèse.

Bref, de même que nous devons nous éduquer à la dynamique systémique " religion, politique, économie, information ", nous devons nous éduquer à la dynamique systémique " tribal, royal, national, mondial ".

          C'est à ce prix seulement que nous pourrons, à l'ère planétaire, mieux orienter les antagonismes entre destruction, régulation et création, et commencer à construire une cosmopolitique de civilisation pour parvenir, demain, à réduire, à déjouer l'inhumain.

 

 Bibliographie

Marcel Bolle de Bal, La tentation communautaire. Les paradoxes de la reliance et de la contre-culture, Bruxelles, Edit. de l'Université de Bruxelles, 1985.

Breton Stanislas, Guibal Francis, 1986, Altérités, Paris, Osiris.

Carpentier Marie-Nelly, 2010, "Une éducation transfrontière sans égal en Europe et dans le monde" in Synergies Pays germanophones, n° 2/ parution 2010, P. 63-73

Carpentier Marie-Nelly, 2010, "Entre l'humain et les cultures : l'éducation", in Recherches en Education : " La formation à l'interculturel et les pratiques interculturelles en milieu scolaire : regards critiques ", rentrée 2010.

Couturat louis, 1904, " La philosophie des mathématiques ", in Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, Alcan, à partir de la recherche de Christophe Morace.

Guillebaud Jean-Claude, 2008, Le commencement d'un monde, Seuil.

Le Moigne Jean-Louis, 2008, Edgar Morin, le génie de la reliance, in Synergies Monde N° 4, Gerflint. P. 177-184.

Morin Edgar, 2001, La méthode 5. L'humanité de l'humanité, L'identité humaine, Seuil.

Morin Edgar, 1990, Science avec conscience, Seuil

Morin Edgar en entretien avec Gérard Meudal sur " Les Sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur " (Site Nimier)

Vallejo-Gomez Nelson, 2008, Entretien avec Edgar Morin, in Synergies Monde N° 4,

Gerflint, P. 249-260.

Vos  Réactions

Adresse mail facultative

Commentaire

Esprit du site
Moteur de recherche
Recherche d'article par auteur
Pedagopsy.eu
Recherche de livres par motsclefs
Plan du site
L'auteur